CHAPITRE VII

— Nous ne sommes pas plus avancés qu’avant, constate Sylma tandis que je décolle. Si je retrouve le type qui m’a parlé de ce prétendu sage, il va m’entendre.

Je ne peux m’empêcher de me réjouir de sa déconvenue. C’est mesquin, je sais, mais tellement agréable.

— Il n’est peut-être pas si nul qu’il en a l’air, votre sage, objecté-je, branchant le pilote automatique en vol stationnaire dès que nous avons atteint une altitude raisonnable. D’ailleurs, on ne vas pas tarder à le savoir.

— Qu’est-ce que vous faites ? s’étonne ma passagère quand elle me voit fouiller dans la caisse à outils que je viens de tirer de sous mon siège.

Je m’empare d’un gros tournevis cruciforme.

Avec un peu de chance, je nous débarrasse d’une bête contrariété, conjecturé-je en m’attaquant sans plus attendre à la première vis.

— Vous êtes malade ? Vous voulez démonter l’astro qui nous trimballe ?

— Seulement le tableau de bord, la rassuré-je. N’ayez aucune crainte : ça ne débranchera rien du tout.

Un petit cri apeuré s’échappe du haut-parleur de l’ordi.

— Hein ? Quoi ? Démonter le tableau de bord ? Tu n’es pas sérieux, Gaba chéri ? Songe à ma pudeur ! Je ne montre pas mes circuits internes à n’importe qui.

Une deuxième vis choit au creux de ma main, puis une troisième.

— Arrête, mon chou, je t’en conjure ! Ne commets pas l’irréparable. Si tu continues, je ne te parlerai plus jamais.

— Rien ne saurait me faire plus plaisir, ma chère Betty.

— Ingrat ! Après tout ce que j’ai fait pour toi ! Je te préviens, je vais me saboter. Nous allons nous écraser, toi, moi et ta blondasse.

— C’est ça, c’est ça : sabote-toi ! dis-je en souriant, comme la dernière vis quitte son logement. Donnez-moi un coup de main, Sylma !

Aidé par la Bipecto, j’empoigne la plaque métallique où s’insèrent les instruments de vol et je la soulève. Elle se déboîte avec un grincement d’engrenages mal huilés. Betty ne proteste plus : elle a compris que la comédie était finie.

Une fois le tableau déposé derrière les sièges, j’attaque une exploration systématique des rouages électroniques de l’astro et je ne tarde pas à découvrir ce que je cherche.

Je ne suis qu’à demi surpris. Le conseil d’Anklatur a révélé en moi le soupçon qui y couvait déjà depuis un moment. Foot n’avait aucune raison de trafiquer Betty et je n’ai jamais cru à ma folie : il ne restait donc qu’une seule hypothèse.

Le Néo-Léprechaun est recroquevillé entre le tube cathodique de l’ordi et le minuscule micro qu’il a réussi à brancher sur le haut-parleur. Malgré son sourire, le même que celui qu’il arborait quand je l’ai surpris à pirater mon cocktail de fruits, dans le Sein des Seins, il tremble comme une feuille.

— Ah, ah, ah ! caquette-t-il, peu convaincant. Amusant, non ? Qu’est-ce qu’on rigole avec moi, hein ?

Je le saisis par la peau du cou, entre le pouce et l’index, façon petit rongeur.

— Et si je te balançais à l’extérieur, petit con, qu’est-ce que tu dirais ?

— Quelque chose comme « Aaaargh ! », je suppose, rétorque-t-il avec un sens de l’humour louable, compte tenu de sa situation. Ecoute, Gaba : nous n’avons pas besoin d’en arriver à de telles extrémités. Quand tu m’as fait expulser du bar, ça m’a énervé et j’ai eu envie de t’énerver aussi. J’ai réussi, soit ! Mais personne n’a été blessé. Alors tu me déposes sur la première planète venue et on en reste là, O.K. ?

J’hésite. D’une certaine manière, il a raison : je ne peux pas le tuer pour ce qu’il m’a fait. D’une part, ce serait injuste, d’autre part, je n’ai jamais tué personne de sang-froid et je ne tiens pas à commencer aujourd’hui. Mais j’ai quand même salement envie de le punir de sa blague stupide.

Sylma interrompt mes réflexions avec sa diplomatie habituelle :

— Qu’est-ce que c’est que cette horreur, Gaba ?

— Vous n’avez jamais vu de Néo-Léprechaun ?

Je tourne l’individu vers elle pour qu’elle puisse mieux l’admirer. Elle en reste bouche bée.

— Mais c’est un homme en miniature ! s’exclame-t-elle. C’est… c’est parfaitement obscène. J’avais entendu parler d’eux mais je les imaginais plus mignons. Comment dire ? Moins… moins…

— Moins humanoïdes ? glissé-je perversement.

Mon petit ennemi intime, lui, pousse un sifflement admiratif en découvrant Sylma.

— Ouah ! Qu’est-ce qu’elle est choucarde, dis donc ! Tu me déposes sur une surface plane, que je présente mes hommages ?

L’expression dégoûtée de ma compagne est un régal. J’acquiesce à la requête du minus en chef. Il s’incline profondément devant Sylma puis exécute un superbe saut périlleux avant, qu’il achève à genoux, par une glissade spectaculaire.

— Belle dame, mon nom est Robert, pour vous servir ! déclame-t-il, le regard brillant. Veuillez pardonner toutes les horreurs que je vous ai débitées lorsque je faisais semblant d’être l’âme de l’astro, c’était uniquement dans le but d’agacer Gaba. Croyez que si j’avais auparavant posé les yeux sur votre aimable personne, je n’en eusse point articulé le début du commencement d’une, comme dit un classique de chez moi. (Il plisse les lèvres et émet de petits bruits mouillés.) Bisou ?

La Bipecto pose sur moi un regard furibond.

— Gaba, vous allez me jeter cette chose par-dessus bord immédiatement, sinon je vous jure que je vous laserise tous les deux.

Joignant le geste à la parole, elle porte la main à son arme. À peine l’a-t-elle tirée que, telle celle d’un caméléon, la langue rose du Néo-Léprechaun se détend et va s’enrouler autour du pistolaser, l’arrache à sa propriétaire légitime puis, trop flexible pour le retenir, le laisse tomber au sol. Sylma bondit aussitôt pour s’en ressaisir mais je suis plus rapide qu’elle. Je…

Correction : je suis aussi rapide qu’elle. Très exactement aussi rapide qu’elle. Nos têtes se heurtent telles deux boules de billard. Il y a un bruit creux. Une constellation tout entière explose à l’intérieur de mon crâne. Un voile noir s’abat devant mes trois yeux.

Ensuite, je ne sais pas trop.

Je crois que je m’évanouis.

*

Je me réveille avec un troupeau d’éléphants sauvages dans la nuque et un autre au niveau du lobe frontal gauche. Depuis ma toute première cuite, je crois que je n’avais encore jamais eu aussi mal à la tête. Je veux y porter les mains, ce geste automatique et stupide qui ne soulage en rien mais auquel n’échappent que les êtres dépourvus de mains : je n’y parviens pas. Mes deux bras sont repliés derrière mon dos et je ne peux pas les bouger. Enfer et damnation ! Il va falloir que j’ouvre les yeux plut tôt que prévu.

La lumière m’agresse avec fureur, m’enfonce des fers rouges jusqu’aux tréfonds du cerveau. L’univers effectue deux ou trois rotations ultra-rapides avant de se stabiliser à peu près.

Je suis allongé sur le plancher, non loin de la trappe qui mène à la soute, les poings liés par un large et solide ruban adhésif. À quelques pas de moi, Sylma a subi le même sort. À deux petites exceptions près. La première c’est qu’à elle, on a aussi attaché les jambes. La deuxième c’est que sa combi a été déchirée, cisaillée, arrachée, et qu’elle ne lui couvre plus que les avant-bras et les mollets. Pour le reste, elle est totalement nue. Le spectacle n’est pas désagréable en lui-même mais laisse présager des complications dont je me serais passé.

— Robert, espèce de petit salaud, bredouillé-je. Tu l’as violée, c’est ça ?

Le Néo-Léprechaun est tranquillement assis en tailleur entre les seins dénudés de ma compagne – ceux de sa face avant –, encore inconsciente. Il a éventré un de mes cigares et s’en est habilement roulé un à sa taille, qu’il tète avec délices.

— Je n’ai fait qu’accomplir un devoir civique, mon ami, affirme-t-il, adoptant le ton condescendant et innocent du politicien véreux sommé de s’expliquer sur ses agissements. Tous ceux de ma race ont fait vœu de se reproduire le plus souvent possible. De plus, je peux t’assurer qu’elle n’a rien senti et que, vu la taille du bébé, elle ne souffrira pas plus au moment de l’accouchement.

— Tu risques d’en être pour tes frais, mon coco, ricané-je. À mon avis, elle prend la pilule.

Il tapote négligemment son cigare. La cendre tombe sur le ventre de Sylma et va se nicher dans le creux émouvant de son nombril.

— Déplorable mentalité, déclare Robert, badin. Terrible relâchement des mœurs. Mais qu’à cela ne tienne : j’aurai essayé, je suis en paix avec ma conscience. En attendant, il nous reste un petit problème à régler, mon cher Gaba. Comme je le disais précédemment, je ne te veux aucun mal et je ne demande qu’à être déposé sur un monde quelconque, de préférence un qui abrite des femelles humanoïdes. Si tu promets de ne pas chercher à attenter à mon intégrité physique, je te libère.

— C’est promis, dis-je aussitôt, fidèle à mes principes.

— Il va sans dire que j’ai caché vos deux armes dans un endroit sûr et que je ne vous dirai où elles sont que lorsque je serai en sécurité.

J’acquiesce – ce qui, dans mon état, fait un mal de chien. C’est de bonne guerre.

— Et elle ?

— Elle, je crois que je ne peux pas la détacher si je veux avoir un espoir raisonnable de rester en vie. Je vais la laisser comme ça un moment : l’astro est assez chauffé pour qu’elle ne prenne pas froid.

J’observe Sylma avec une compassion mêlée de sentiments un rien plus inavouables. Après tout, c’est sa faute : si elle n’avait pas eu aussi mauvais caractère, nous n’en serions pas là.

— Si tu veux le jouer comme ça, je ne peux pas t’en empêcher, capitulé-je enfin. Mais en ce cas, tu devrais aussi la bâillonner. Sinon, quand elle se réveillera, on n’a pas fini de l’entendre.

— Je retiens le…

Il est interrompu par un choc monumental qui ébranle Betty comme si nous venions de heurter un astéroïde de plein fouet. Il y a un bruit de métal froissé qui ne me dit rien qui vaille. Totalement pris au dépourvu, Robert est projeté cul par-dessus tête et se retrouve lui aussi allongé sur le plancher.

— Qu’est-ce qui se passe ? claironne-t-il d’une voix suraiguë rappelant la tonalité des sirènes de l’Interg.

— Je ne sais pas. Détache-moi, vite ! Il faut que je reprenne les commandes.

Il s’empresse de me libérer les poignets, à l’aide d’une lame de rasoir qu’il a volée dans ma trousse de toilette. L’un dans l’autre, ça lui prend une bonne demi-minute. Pendant ce temps-là, Betty a eu des réactions bizarres : elle a changé de cap brutalement et s’est mise à accélérer. Bon Dieu ! J’espère que le choc n’a pas complètement bousillé les instruments. Dès que je suis libre, je récupère ma béquille et je vais réintégrer ma place. À ce moment-là, la radio commence à grésiller mais ce que je découvre alors m’empêche d’y prêter attention.

Pas étonnant que nos ayons accéléré : nous sommes tractés par un autre astro, à l’aide d’un long filin dont la tête magnétique s’est fixée à la coque de Betty. L’astro en question, il ne me faut pas bien longtemps pour le reconnaître. C’est celui de cet enfoiré de Slex-ik. Comment a-t-il fait pour me retrouver aussi vite, celui-là ? Et à quoi joue-t-il ?

La radio grésille toujours. Finalement, le meilleur moyen d’avoir les réponses à mes questions, c’est encore de les lui poser. Je coiffe les écouteurs.

— Oui, allô ?

— Salut, Gaba, raille la voix métallique de mon vieil antagoniste. Tu ne t’attendais pas à ce que je te colle aux fesses à ce point-là, hein ?

Je ne peux pas décemment le contredire.

— Figure-toi que j’avais prévu ta petite manœuvre de tout à l’heure, continue-t-il, triomphant. Mon astro est équipé d’un renifleur d’hyper X-4. Ça m’a coûté la peau des pseudopodes mais je ne le regrette pas.

— Un renifleur d’hyper ?

Le rire du souteneur me vrille sauvagement les tympans.

— C’est le tout dernier gadget sorti des usines Mustgotothe, mon pote. Il analyse les particules en suspension dans l’espace après un saut en hyper et il en déduit les coordonnées du point d’arrivée. Ça te la coupe, hein ?

Il peut le dire. Un truc pareil, je ne savais même pas que ça existait[11].

Je rebranche la cuve à glamoune. Même s’il peut me suivre, son renifleur ne fonctionne pas instantanément : ça me donnera toujours le temps de me retourner.

— Et je peux savoir où tu m’emmènes, comme ça ? demandé-je pour gagner du temps.

— Bételgeuse, entends-je. Chez moi. Tu vas être jugé, Gaba. Moi et mes amis, nous allons te faire un procès en bonne et due forme, juste histoire de nous amuser un peu. Mais si tu veux, je peux déjà te communiquer le verdict. Ça met en jeu une grenade.

— Bételgeuse ? Mais c’est à des millions d’années-lumière d’ici. On va être obligé de passer par l’hyperespace. Comment tu comptes me forcer à te suivre, eh, andouille ?

Du coin de l’œil, je surveille la lumière qui doit s’allumer dès que la cuve à glamoune sera chaude. Mon doigt s’approche déjà du bouton de mise à feu.

— Simple, mon petit Gaba, dit Slex-ik[12]. Le câble qui te tracte n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air. Il relie nos deux cuves à glamoune par un faisceau d’ondes B12. Si l’un d’entre nous passe en hyper, l’autre le suit automatiquement. La seule différence, c’est que si c’est toi qui cherche à me fausser compagnie, je te démolis aussitôt avec mon canon arrière.

Une lueur rougeoyante au niveau de la queue de son astro m’apprend qu’il ne plaisante pas. Ce coup-ci, j’ai l’impression que je suis mal barré.

— J’aurais peut-être mieux fait de rester sur Givrée, finalement, constate Robert, non loin de moi.

— Accroche-toi, Gaba, me prévient Slex-ik. On y va !

Ta tatalata ta ! Tatalataaaa taaa !

Je n’ai pas bougé. Je n’ai pas appuyé sur le bouton. La cuve de Betty n’était même théoriquement pas assez chaude pour passer en hyper. Pourtant, nous sautons.

J’en suis tellement surpris que je me ramasse l’explosion de lumière en pleine poire et que, cette fois, je suis aveugle des trois yeux. Quelques soubresauts et quatre ou cinq hoquets douloureux plus tard, l’astro se stabilise. Je n’ai pas besoin d’y voir pour comprendre que nous sommes arrivés dans les environs de Bételgeuse.

Bon Dieu ! Il faut absolument que je fasse quelque chose, sinon je vais vraiment y avoir droit, à cette grenade.

Mais avec mon mal de tête qui ne fait qu’empirer, du diable si j’ai la moindre idée de ce que je peux faire !

— Gaba, espèce de crétin, détachez-moi immédiatement !

La voix de Sylma. Le saut doit l’avoir réveillée. Un réveil pareil, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi.

Quoique si, finalement.

— Détachez-moi, bordel ! se démène la Bipecto. Il faut profiter de cette chance !

— De cette quoi ? Vous avez claqué un fusible ?

— Je n’ai rien claqué du tout, abruti congénital ! Anklatur avait raison : le voilà, le moyen d’atteindre le cimetière !

Je cligne des paupières à plusieurs reprises, dans l’espoir de récupérer l’usage de mes yeux. Ma tête m’a l’air prête à exploser.

— Qu’est-ce que vous baragouinez, Sylma ? je ne…

— L’astro de Slex-ik ! Je connais ce modèle : il est équipé d’un cerveau positronique. Qu’est-ce que vous attendez pour le descendre ?

Ben, voilà ! Il suffit de m’expliquer !

D’accord, si on réussit à blesser mortellement le véhicule qui nous tracte, il va nous emmener tout droit sur Stargrave. En visant bien et en le prenant par surprise, je devrais pouvoir y arriver. Seulement pour bien viser, et même pour viser tout court, il faudrait que j’y vois quelque chose. À moins que…

— Vous savez tirer, Sylma ?

— Evidemment !

— Robert ! Ta lame de rasoir, vite !

Le Néo-Léprechaun doit avoir compris que nous étions désormais dans la même galère : il me dépose l’ustensile dans la main d’un coup de langue ultra-rapide. À tâtons, je quitte mon fauteuil et je me dirige vers l’endroit où j’ai vu la Bipecto pour la dernière fois.

— Un peu plus à droite, me guide-t-elle. Là ! Baissez-vous, maintenant !

J’obtempère. Mes mains tendues entrent en contact avec une peau que je ne puis m’empêcher de qualifier de satinée. À priori, ce sont des seins : il faut dire qu’avec Sylma, les probabilités étaient en ma faveur.

— Vous croyez que c’est le moment ? m’apostrophe-t-elle sèchement. Coupez mes liens, vite !

Je laisse mes mains descendre le long de son corps jusqu’à ses chevilles entravées, me faisant violence pour ne pas m’attarder en chemin. Mais j’ai quand même assez de bon sens pour faire passer ma survie avant ma libido. Quelques secondes plus tard, Sylma est libre. Elle me bouscule sans complexes pour se précipiter au poste de pilotage.

— Faite gaffe ! l’avertis-je. Il a un canonlaser braqué sur nous.

— Je ne suis pas une débutante ! crache-t-elle, méprisante. Venez ici, je vais avoir besoin de vous.

Je m’exécute sans rechigner. Pour l’instant, elle a la situation en main.

Le voile qui me recouvre les yeux commence à s’éclaircir. Je distingue en ombres chinoises ma compagne qui s’active sur les commandes des mitrailleuses et Robert qui se fait oublier dans un coin.

— J’en braque une sur son canon et l’autre sur les moteurs, m’informe Sylma. Puissance maximale. Si ça ne marche pas, nous pourrons nous dire adieu. C’est d’ailleurs ma seule consolation. Prenez le levier de vitesse. Quand je vous le dirai, passez la marche arrière. Même si nous sommes moins puissants que lui, ça devrait le secouer assez pour me permettre de lui tirer dessus avant qu’il ait le temps de réagir.

— Mais on risque de péter la boîte de…

— Sinon, on risque de péter tout court ! Surtout vous !

Ça, c’est imparable. Je ne dis plus rien. J’obéis.

— Maintenant ! ordonne Sylma quelques secondes plus tard, quand elle a fini de régler les mitrailleuses.

Je tire le levier de vitesse vers moi, tout en accélérant à fond. Le filin qui nous relie à l’astro de Slex-ik se tend brutalement. Des bruits de chutes et des jurons grossiers en huit langages différents s’échappent de la radio. Première partie du travail accomplie avec succès.

Une fraction de microseconde plus tard, Sylma déclenche le tir des mitrailleuses. Elle a ouvert les focales au maximum. Les deux rayons qui s’échappent sont larges comme ma main et d’une extraordinaire brièveté. Cet unique coup a épuisé la puissance du générateur. Mais de toute façon, nous n’aurions pas eu le temps d’en tirer un deuxième.

Même si j’étais encore totalement aveugle, je crois que je verrais comme en technicolor les deux explosions simultanées qui agitent notre tracteur. Sa queue vole littéralement en éclats, ce qui nous dispense de nous inquiéter davantage du canon. Le deuxième rayon, superbement guidé, je dois le reconnaître, frappe l’astro à l’avant, légèrement de côté.

Le résultat ne se fait pas attendre.

Tel un fer à repasser primitif, le véhicule de l’ami Slex-ik pique du nez et part en chute libre.

— Yahou ! s’exclame Sylma en battant des mains et en sautillant sur place, ce qui fait tressauter ses quatre seins en cadence – ce qui serait extrêmement excitant si nous n’étions pas projetés au même instant contre le pare-brise, entraînés par le poids de l’autre appareil.

— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? hurlé-je, d’une voix qui renferme, je le crains, un brin d’angoisse contenue.

— Continuez à accélérer, nom de Dieu ! C’est seulement sa masse qui nous entraîne, maintenant. Même votre tas de ferraille devrait être capable de nous retenir.

À moitié coincé au sein des commandes mises à nu, le nez pressé contre le pare-brise par une force colossale peu ou prou assimilable à la gravitation, je tends une main désespérée vers la manette des gaz.

Elle est hors de ma portée.

Oh, pas de beaucoup. D’un demi-centimètre, à peu près. Mais nom de Dieu, je suis incapable de remuer le petit doigt !

Au moment où je me dis que nous allons nous écrabouiller au sol façon œuf d’autruche, une langue préhensile s’enroule autour de la manette et la pousse à fond. Un sourd rugissement jaillit des entrailles de Betty. Heureusement que nous sommes toujours en marche arrière.

Au début, il ne se passe rien. Rien de notable, en tout cas, sinon que les rivets de mon vieil astro se mettent à vibrer comme s’ils se préparaient à déclencher une grève tout aussi surprise que collective. Et puis doucement, progressivement, notre chute se ralentit.

— Bien joué, Robert, dis-je quand j’arrive enfin à bouger. Je vais reprendre le manche, maintenant.

Vœu pieux !

Sans crier gare, ni même astroport, le cerveau positronique de l’autre vaisseau fait son office. La lumière explose à nouveau autour de nous, je repars pour une virée dans la nuit totale et ma migraine s’empare de mon deuxième lobe frontal.

Hojoto ho ! Hojoto ho ! Heiahaaa !

Heiahaaaa !

Si je me sors de cette histoire, je vais prendre de longues, de très longues vacances.

— Sylma ? Robert ? Vous y voyez quelque chose ?

— Evidemment ! répond la Bipecto, vexante. Nous sommes au-dessus de Stargrave, comme prévu. Mais j’ai autre chose à faire que de vous décrire le paysage.

Je l’entends qui s’affaire aux commandes de Betty, ce qui n’est pas une mince affaire : étant toujours en train de plonger vers le sol – quoique moins vite que tout à l’heure –, nous sommes vautrés dessus. De plus, privées de la plaque qui les maintenait, elles se balancent anarchiquement au bout de leurs axes, lesquels menacent de se rompre au moindre mouvement mal calculé. Et moi, pour l’instant, je ne suis pas en état de calculer quoi que ce soit.

— Comment avez-vous fait pour rester si longtemps en vie, Gaba ? demande ma compagne tandis qu’à ma grande surprise, le nez de l’astro commence à se redresser. Pas étonnant que vous ayez peur des femmes : elles vous sont tellement supérieures !

— Je n’ai pas peur des femmes ! martelé-je, ulcéré. Et certainement pas d’une petite…

Betty reprend brusquement la position horizontale. Par voie de conséquence, je suis catapulté en arrière et je me retrouve affalé dans mon fauteuil, le souffle coupé.

— Et voilà ! entends-je. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à nous débarrasser de ce poids mort. Poussez-vous de là, Gaba, que je branche les sondes atmosphérique.

Sylma m’expulse de mon siège sans ménagement. Assis par terre, je l’entends qui pianote sur le clavier de l’ordi.

— L’air est parfaitement respirable, marmonne-t-elle. Vous avez de la chance : nous n’avons plus qu’une combi et vous ne la porterez plus très longtemps, c’est moi qui vous le dis. Je commence à me les cailler, dans ce tas de ferraille.

Quoique mon mal de tête ne diminue en rien, la vision commence à me revenir. Installée en conquérante dans le siège du pilote, ma belle compagne est toujours nue comme un ver. Je ne sais pas pourquoi, ça ne me donne même pas d’idées.

— Il y a un chalumeau dans votre boîte à outils ? demande-t-elle. Il faut couper ce câble !

Je hoche la tête. Une seule fois : c’est trop douloureux.

— Eh bien, sortez-le ! Qu’est-ce que vous attendez ? Qu’il neige ?

Je suis en trop piteux état pour réagir mais me promets cependant de lui administrer une bonne fessée dès que j’irai mieux. Ensuite seulement, je la remercierai de nous avoir tirés de la merde.

— Dites donc, m’informé-je. Vous ne croyez tout de même pas que je vais sortir sur le capot pour aller cisailler ce putain de câble ?

J’entends sa réponse avant même qu’elle ne la prononce.